Handicap - Murielle Mori Sophrologue Paris 13

Ambivalence face au corps handicapé

Je souhaite partager avec vous ce texte extrait de  « Anthropologie du corps et modernité » de David Le  Breton, professeur à l’université de Strasbourg.

 

Une ruse de la modernité fait passer pour libération des corps ce qui n’est qu’éloge du corps jeune, sain, élancé, travaillé, hygiénique. La forme, les formes, la santé s’imposent comme souci et induisent un autre type de relation à soi, l’allégeance à une autorité diffuse mais efficace. Les valeurs cardinales de la modernité, celles que met en avant la publicité, sont celles de la santé, de la jeunesse, de la séduction, de la souplesse, de l’hygiène. Ce sont les pierres d’angle du récit moderne sur le sujet et sa relation obligée au corps. Mais l’homme n’a pas toujours le corps lisse et pur des magazines ou des films publicitaires, on peut même dire qu’il répond rarement à ce modèle.

Que le thème de la libération du corps soit un cliché ambigu, équivoque, qui affecte peu la vie courante, le statut des personnes âgées, des handicapés, des « fous », des malades graves (sida, cancer, etc.) ou des mourants continue à le démontrer. Le corps doit passer inaperçu dans l’échange, même si la situation implique pourtant sa mise en évidence. Il doit se résorber dans les codes en vigueur et chacun doit retrouver chez ses interlocuteurs, comme dans un miroir, ses propres attitudes corporelles et une image qui ne le  surprenne pas. Celui qui ne joue pas le jeu, délibérément ou à son insu, provoque une gêne profonde.Si les aspérités du corps empêchent le mécanisme social de l’effacement de se mettre en place, le malaise s’installe. Le corps étrange se nue en corps étranger, opaque dans sa différence. A priori, bien sûr, nul n’est hostile aux handicapés ou aux « fous », nul n’est indifférent au sort des vieillards ou des malades, et pourtant la mise à l’écart dont ils sont l’objet les uns et les autres témoigne du malaise diffus qu’ils suscitent.

« Une forte ambivalence caractérise les relations que nouent les sociétés occidentales avec l’homme souffrant d’un handicap.Ambivalence que ce dernier vit au quotidien puisque le discours social lui affirme qu’il est un homme normal, membre à part entière de la communauté, que sa dignité et sa valeur personnelles ne sont en rien entamées par sa conformation physique ou ses dispositions sensorielles, mais en même temps, il est objectivement marginalisé, tenu plus ou moins hors du monde du travail, assisté par les aides sociales, mis à l’écart de la vie collective du fait de ses difficultés de déplacement et d’infrastructures urbaines souvent mal adaptées, des fantasmes dont il est l’objet. Et surtout toute sortie quand il l’ose est accompagné d’une myriade de regards, souvent insistants, regards de curiosité, de gêne, d’angoisse, de compassion, de réprobation. Les réflexions éventuelles de certains passants. Et l’inévitable leçon des mères contraintes de répondre ou d’éluder avec discrétion les questions inopportunes des enfants. Comme si l’acteur ayant un handicap devait susciter à son passage le commentaire de chaque passant. Ce même homme n’ignore pas la peur, l’anxiété qu’il suscite dans les relations sociales même les plus courantes.

Dans nos sociétés occidentales, l’individu souffrant d’un handicap est perçu à travers le prisme déformant de la compassion ou de la mise à distance. On ne parle pas du handicap, mais du handicapé, comme s’il était de son essence de sujet d’être un handicapé, plutôt que d’avoir un handicap. L’homme est réduit ici au seul état de son corps posé comme un absolu, son statut social en est déductible. L’homme handicapé n’est plus envisagé en tant que sujet, c’est-à-dire en tant qu’il recèle quelque chose de plus, « ce quelque chose et ce presque rien » qui donne sens et contour à son existence, mais en tant qu’il possède quelque chose de moins. Si l’anatomie n’est pas un destin, puisque sociétés et acteurs la symbolisent à leur manière, elle le devient en effet lorsque l’homme se voit de figurer autre chose que ses attributs corporels.

Le « handicap » se mue socialement en stigmate, c’est-à-dire en motif subtil d’évaluation négative de la personne. «  On demande à l’individu stigmatisé, dit E. Goffman, de nier le poids de son fardeau et de ne jamais laisser croire qu’à le porter, il ait pu devenir différent de nous ; en même temps, on exige qu’il se tienne à une distance telle que nous puissions entretenir sans peine l’image que nous nous faisons de lui. En d’autres termes, on lui conseille de s’accepter et de nous accepter , en remerciement naturel d’une tolérance première que nous ne lui avons jamais  tout à fait accordée. Ainsi, une acceptation fantôme est à la base d’une normalité fantôme. »

Le secret de Polichinelle qui préside à toute rencontre entre un homme ayant un handicap et un homme « valide » tient dans le fait de s’accorder mutuellement à faire semblant que l’altération organique ou sensorielle ne crée aucune différence, aucun obstacle, alors que l’interaction est secrètement obsédée par ce point.

Photo by Judita Tamošiūnaitė from Pexels

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